UMP vs. Photoshop
A ma droite, Valérie Boyer, députée UMP.
A ma gauche, Photoshop, logiciel phare de la société Adobe.
Oui, il s’agit bien là de l’annonce d’un combat qui sera mené dans le sang, la sueur et les larmes.
Et non, l’UMP n’a rien en particulier contre la plus célèbre boite à outils préférée des infographistes, mais plutôt contre son usage, jugé intempestif.
En effet, la députée en question a décidé de partir en croisade, avec pour toute arme un projet de loi qu’elle a déposé et qui vise à imposer que sur toute photo publiée qui a fait l’objet d’un « photoshopage » soit apposé la mention « photo retouchée ». « L’objectif est de lutter contre la diffusion d’une représentation erronée de l’image du corps dans notre société, c’est un objectif de santé publique » s’était expliquée la dite-députée. La question est essentiellement de lutter contre une iconographie proposant une « image désincarnée de la réalité » qui peut conduire, chez les jeunes filles à des troubles tels que l’anorexie.
Passé le classique « non mais, de quoi j’me mêle, à la fin ! », suivi de quelques surnoms désobligeants mais bien fleuris, l’humain prend finalement le pas sur l’infographiste outré et commence à réfléchir à la question de façon un peu plus poussée…

Au départ, il faut bien avouer que l’intention qui sous-tend l’action politique dont il est ici question est bien légitime.
Nos sociétés sont plongées quotidiennement et jusqu’à n’en plus finir dans un univers d’images, dont les principaux continents se nomment Publicité, Magazine, Mode. Ces domaines sont dirigé d’une main ferme par ce que les sociologues, et les médias friands d’appellations faciles, appellent la « dictature de la beauté », qui se maintient au pouvoir grâce au papier glacé qui nous renvoie donc tous les jours une image d’un monde parfait où l’œil glisse sur des femmes parfaites en toutes circonstances, que ce soit au travail, à la maison ou dans les soirées, sans jamais se laisser arrêter par aucune aspérité.
Face à cela, la femme du commun pouvant manquer peut-être de recul – ou pire encore, l’adolescente qui se caractérise justement par un certain manque de jugement – a toutes les peines du monde à ne pas se laisser aller aux complexes.
Comment Amy Whinehouse parvient à garder un teint frais tandis qu’elle-même se réveille le matin avec des cernes improbables après deux verres de punch pendant une soirée ? Comment Emmanuelle Béart a su garder ses formes après accouchement.
L’adolescente a encore plus à complexer en voyant des jeunes femmes, pas si éloignées d’elle-même, se voir offrir une vie de rêve dans les médias parce qu’elles sont jeunes et jolies… et pas forcément parce qu’elles ont du talent.
Nous connaissons tous les signes du syndrome : « J’ai un gros cul », « j’ai pas de seins », « tu trouves que j’ai grossi ? », et autres « attends, j’suis trop moche sur les photos ».
La première arme qui se présente à l’esprit pour luter contre le complexe est en vente libre : les régimes que nous vendent à longueur d’année les mêmes magazines qui nous proposent les sylphides du mannequinât.
Et celles dont le discernement est le plus altéré éliminent de leur vie l’ennemi ultime : la nourriture.
C’est ainsi que naissent de nombreux troubles, dont l’anorexie où le recours à la chirurgie plastique à outrance, pour ne citer qu’eux…
Alors certes, en bout de chaîne, les complices de cette dictature sont les infographistes qui, éliminent diligemment les disgracieux bourrelets présidentiels, les rides de l’actrice vedette quinquagénaire, les rondeurs disgracieuses de la chanteuse à peine sortie de la maternité, etc.
Car la beauté de l’image sur papier glacé s’appuie sur un mensonge premier. N’importe quel infographiste qui se laisse aller à la confidence vous dira que sans intervention, la réalité que nous présentent presse et panneaux d’affichages serait tout sauf glamour. Plus encore, il est probable que jamais photo n’a été publiée sans que quelqu’un ne cherche à l’altérer pour la faire correspondre à une quelconque intention de communication. Avant l’informatique, la manipulation se faisait tout simplement au moment du développement de la photographie.
En ce sens, on pourrait donc apporter du crédit au combat de Valérie Boyer en poussant l’industrie de l’image à dénoncer l’imposture. Car la logique serait donc qu’on ne peut s’identifier ou tenter de ressembler à une image dont il nous est clairement spécifié qu’elle n’est pas réelle.
Seulement voilà, le combat est perdu d’avance.
Et cela car, ontologiquement, le terrain sur lequel se déroule l’affrontement n’est pas sain. En effet, et parlant du domaine de la santé publique, la députée affronte le domaine de la névrose. Or, la définition même de la névrose, la façon dont celle-ci s’installe et ce qui la rend difficile à endiguer, c’est le fait même de nier la réalité. Une anorexique a une perception erronée de son propre état tout autant que du modèle auquel elle voudrait ressembler. Et c’est ainsi que la cause est perdue d’avance.
Si plus haut il était question d’un mensonge lié à l’apparence de l’image publiée, il s’agit bien d’un secret de polichinelle. De nos jours, et avec la quantité de reportages ou d’articles présentant la façon dont les images de modes sont retouchées, il semble peu possible pour quiconque un tant soi peu raisonnable d’ignorer qu’une photo est TOUJOURS retouchée.
Et le fait de le signaler en toute lettre ne changera rien car, dans le cas des névroses telles que l’anorexie, il ne s’agit pas de correspondre à LA réalité, mais à une représentation mentale, un idéal.
On pourrait citer pour exemple le cas de Cindy Jackson, jeune américaine qui a subi trente-sept opérations esthétiques effectuées dans le but de ressembler à la poupée Barbie. Et dans ce cas précis, il faut bien signaler que malgré les ravages qu’ont opéré les divers bistouris auxquels elle s’est livrée, elle est parfaitement heureuse de son état et se sent bien dans sa peau ! Libre à chacun d’estimer si Cindy Jackson peut-être considérée comme « belle » ou pas, mais parvenu à trente-sept opérations, on peut supposer qu’il y a une certaine forme de désordre mental à l’origine de tout ça. Faut-il donc faire voter une loi en vue d’imposer au fabricant Bandaï d’afficher distinctement que Barbie est une poupée qui n’a « aucun lien avec une personne ou des lieux existants ou ayant existé » ?
Mais encore, passons sur les effets supposés de cette mesure et intéressons-nous maintenant à une question plus épineuse encore : le cadre et l’application de cette loi.
Car voilà, rappelons que le but de l’initiative de Valérie Boyer est d’apposer la mention « Photo Retouchée » lorsque cela semble nécessaire sur toute photo publiée. Cependant, le cadre de la photo retouchée est particulièrement large et, on peut le dire, mal défini.
Au plus bénin, il peut s’agir simplement de l’ajout de flou ou de netteté sur la photo, ce qui ne prête guère à conséquence. En apparence tout aussi anodin serait l’ajustement des couleurs de l’image. C’est banal s’il s’agit de « réchauffer » les tonalités du cliché, mais cela peut être considéré comme une altération de la réalité s’il s’agit de « corriger » la couleur des yeux d’un mannequin pour lui donner la clarté des eaux du Pacifique alors qu’elle a les yeux marrons.
Plus classiques de l’image de mode, viennent ensuite le lissage du grain de la peau, les opérations de « tampon » pour gommer les imperfections et, dans l’extrême, le « repulpage » de telle ou telle partie de l’anatomie ou, au contraire, l’affinage des rondeurs jugées disgracieuses.
Il se posera donc, à un moment ou à un autre, la question de déterminer quels type de manipulation d’un cliché rentrera dans le cadre de l’estampillage « photo retouchée ».
Si ce projet de loi s’offre le luxe d’une application la plus stricte, il ne sera plus diffusée une seule image publicitaire qui ne portera la mention infamante, désamorçant du coup son effet.
Dans le cas où le texte définira les limites de ce qui est entendu comme une photo retouchée, on peut dores et déjà souhaiter bien du plaisir aux rédacteurs pour offrir un cadre d’application à cette loi et définir les manipulations d’une image qui ont vocation de servir de détournement à la représentation sociale du corps de la femme. Mais encore, s’il y a bien une qualité dont peuvent se targuer les créatifs de la communication, c’est de l’être – créatifs – et ils feront appel à toute l’étendue de leur talent pour contourner cette loi, dans le meilleur des cas, ou même pour en jouer et ainsi lui faire perdre de sa portée. Souvenons-nous de cette célèbre enseigne de chaussures qui avait fait une campagne d’affichage avec des hommes portant des chaussures de femme et qui signalait haut et fort que « aucun homme n’avait été maltraité » durant cette campagne.
Plus prosaïquement, les moyens de contourner la disposition en question sont multiples.
Au départ, si l’on va au fond des choses, le fait est que, par essence, la photographie n’est pas la réalité. Elle en extrait un fragment soigneusement choisi pour le faire évoluer de façon autonome.
Car l’infographie n’est que le dernier maillon d’une chaîne très longue, très ancienne et très solide qui conduit à magnifier la représentation. La retouche photo par informatique n’est privilégiée que parce qu’elle est simple à mettre en œuvre et très versatile, mais les moyens d’enjoliver le réel sont multiples.
Qui a pratiqué la photographie un peu plus qu’occasionnellement sait qu’un éclairage soigneusement étudié et choisi peut faire des merveilles ou au contraire avoir un effet dévastateur sur la prise de vue.
S’il ne sera plus possible de lisser des pixels impunément, le maquillage renforcera sa position d’allié fidèle pour affiner le grain de peau ou dissimuler les rides naissantes de n’importe quelle actrice.
Au-delà de cela, si la tablette graphique sera privée de citer dans le grand bal de la mode, le bistouri du chirurgien esthétique se chargera tout aussi convenablement d’arrondir ou d’aplanir telle ou telle courbe avant le passage par le studio photographique.
Combinons tout cela et nous obtenons un cliché de mode qui sera fort proche de ce que nous avons quotidiennement sous les yeux, sans qu’une quelconque intervention n’ait été nécessaire. Et là, nous aurions peut-être un effet pervers plus important encore que ce que le projet de loi de Valérie Boyer se veut combattre. En effet, la manipulation ayant été réalisée en amont du tirage photo, l’image présentée au publique sera intrinsèquement établie comme fidèle représentation de la réalité car non marquée par le sceau nouvellement imposé : « Photo Retouchée ».
Par ailleurs, au détour d’un autre article : Clubic : Miss Keitaï, une nouvelle profondeur est apparu dans la présente réflexion. En résumé, l’article parle d’une jeune japonaise, Yuko Nakazawa, qui est devenue la coqueluche de son employeur, la firme Casio, en se battant pour que soit conçu et commercialisé un téléphone mobile avec appareil photo intégré qui retouche automatiquement le visage pour l’embellir. « On ne devine pas pourquoi, mais on apparaît ainsi sous un plus beau jour », confirme Yuko Nakazawa. Le secret ? « Des artifices techniques font automatiquement disparaître les imperfections du visage, agrandissent les yeux, sans dénaturer la personne ». Et cette gamme d’appareils commercialisée fait particulièrement fureur chez la gent féminine japonaise, très friande des auto-portraits réalisés à partir d’un téléphone mobile.
La technologie, une fois de plus, est déjà très en avance des tentatives politiques de lui donner un cadre légal et il semble que nous nous dirigions déjà vers le « tout retouché » photographique, qu’il s’agisse du monde professionnel tout autant que de la photo souvenir.
Pour terminer, il y a tout de même un dernier aspect, une question de fond, qui peut laisser dubitatif quant au projet de loi ici abordé.
Dans son spectacle « Jean-Luc Lemoine au Naturel », l’humoriste pose cette question : « Dans la pub’, quand un mannequin porte un slip, tu vois un mec super sexy. Pourquoi quand c’est moi qui le porte, tu vois juste un mec en slip ? »
Voyez-vous le problème ?
Il est simplement que Valérie Boyer a réduit son combat au seul problème de l’image féminine dans le domaine des médias, mais la question est bien plus large que cela. L’image de l’homme est tout aussi pervertie que celle de la femme dans le monde de la communication, et n’importe qui, confrontée à celle-ci, peut être à même de souffrir du même complexe de dévalorisation, si tant est qu’il soit un peu maigre, qu’il ait un peu de ventre, que son crâne se dégarnisse, que la pilosité de son dos, de ses narines ou de ses oreilles s’emballe un peu, qu’il lui soit impossible de bronzer au delà de la couleur d’un bidet, entre autre désagréments.
Et même encore là, le problème n’est pas exploré dans sa globalité.
Prenons le cas d’une jeune personne qui habite n’importe quelle ville de France, dans un quartier, même simplement « populaire ». Quel regard peut-il porter sur son environnement immédiat lorsqu’il découvre à longueur d’images promotionnelles des rues pimpantes, où jamais ne traîne un papier ou un mégot, où tout le monde se sourit à longueur de journée ? Si nous poussons le raisonnement jusqu’au bout, on peut concevoir que la distance entre le quotidien de ce jeune homme et l’image qu’il peut se faire d’une « vie normale » le pousse à des formes de névroses bien différentes, mais tout aussi problématiques que l’anorexie.
Pourquoi donc restreindre autant la portée d’un tel projet de loi alors que, si l’on suit le raisonnement qui le sous-tend jusqu’au bout, il pourrait être bénéfique à une frange bien plus étendue de la population.
Apposons-donc sur tout support photographique la mention « Photo Retouchée » lorsque cela est nécessaire : sur les étiquettes des pots de sauce-tomate, sur les calendriers de la poste, sur les photos de mariage, tout autant ! Pourquoi pas ?…
En conclusion, il est bien évident que cette dernière partie est une boutade, bien que le fond soit tout de même censé et soulève une vraie question.
Ce n’est pas ici l’intention de Valérie Boyer qui est battu en brèche, bien au contraire. Le combat contre tous les troubles découlant d’une mésestimation de soi est un véritable problème de société, une « question de santé publique », pour paraphraser la députée. On peut cependant déplorer qu’elle semble s’être trompée de combat et dépense son énergie dans un projet de loi qui n’est pas adapté à son propos et qui, comme souvent lorsqu’il s’agit de se confronter aux nouvelles technologies, est largement dépassé alors même qu’il était en cours de rédaction.
La retouche photographique n’est qu’une simple étape dans le processus de l’image, et pas forcément la plus déterminante. Si nous poussons la logique du texte jusqu’au bout, il faudrait s’attaquer à l’ensemble de la chaîne graphique, depuis la sélection des mannequins, en passant par le maquillage, jusqu’à – effectivement – l’intervention du graphiste. Cela passerait néanmoins par une batterie de mesures légales imposant des quotas très stricts en matière de modèles, d’interventions de chirurgie esthétiques, de maquillage pendant les séances photographiques, etc.
Bref, une belle usine à gaz.
Une solution plus adaptée serait probablement plus d’éduquer le public à une lecture de l’image adaptée à notre époque, notamment par le biais des cours d’Arts Plastiques et d’Histoire en collège et lycée.
Pour ceux qui veulent en savoir plus quant à ce projet de loi :